Couverture du livre La peau de l'autre
Portait de Marie-Hélène Vaugeois

Un choix de Marie-Hélène Vaugeois

Libraire, Librairie Vaugeois (Québec)

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La peau de l'autre

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En vedette L'inédit de... Mélikah Abdelmoumen Choix de personnalités

Je n’arrive point armé de vérités décisives.

Ma conscience n’est pas traversée de fulgurances essentielles.


Cependant, en toute sérénité, je pense qu’il serait bon que certaines choses soient dites.

FRANTZ FANON

 

 

Ils ont trouvé Simon dans le parc de la Paix hier au petit matin, derrière le bosquet juste sous la statue. Depuis je reste vautrée, ses livres étalés autour de moi sur le lit. À l’écran du portable qui surchauffe et me brûle les cuisses, une fenêtre pour la page d’hommage qu’on lui a créée et une autre pour les fils d’actualité qui ne s’intéressent plus qu’à la découverte de son corps. Son cadavre. Mon téléphone vibre de temps en temps sur le parquet – je l’ai lancé contre le mur cette nuit et il est tombé là. Il finira bien par se décharger.

Partout, on parle de l’ascension de Simon James, « d’enfant de la rue à icône noire de notre littérature ». On recrée, à l’aide de mots et d’intonations dramatiques, la crudité de l’image qu’il est impossible de montrer : Simon, mains coupées, yeux crevés, assassiné. Les médias veulent savoir « qui est derrière ce geste terrible ». C’est leur rôle de découvrir les circonstances de la mort du héros, dont la simple évocation nous fait frissonner d’une peur délicieuse – les découvrir ou, au besoin, les inventer. 

*

Simon et moi ne sommes pas liés par le sang. Mais nous étions un peu la famille l’un de l’autre. Annick Mesplède nous a recueillis. Elle nous a sortis de la misère et aimés comme si nous étions les siens.

Elle répétait souvent que la valeur d’une société se mesure à sa manière de traiter ses citoyens les moins nantis, les plus fragiles. Elle avait raison. Ce que ça disait de la nôtre était désespérant. Et rien n’a changé, rien ne change.

*

Simon a érigé son œuvre sur l’hypothèse selon laquelle les monstres n’existent pas : ceux que nous appelons ainsi sont, comme nous, des êtres humains. Tant que nous n’aurons pas le courage de l’admettre, nous ne pourrons rien pour les arrêter, rien pour nous sauver.

Je suis fière de lui. Fière qu’il ait su puiser en lui-même la force de toujours chercher l’humanité en l’autre, de toujours tenter de détricoter la haine qui nous lie à lui.

*

Quand j’étais petite, Annick occupait l’appartement au-dessus de la Maison de la Veille sociale, dont elle dirigeait le bureau d’arrondissement. Cette antenne de la MVS desservait le quartier où j’ai habité trois ans avant qu’Annick m’emmène vivre avec elle.

On voyait bien, de la fenêtre percée dans la façade est, les toits des petits bungalows de notre rue. Ça faisait un damier de carreaux bruns et roux, avec la bande grise de l’asphalte au milieu et, au bout, à deux cents mètres, la grande clôture grillagée qui marquait le début de ce qu’on appelait « la zone ».

Un matin que j’étais sur le balcon, très tôt, j’ai vu Annick la franchir. Un peu avant, des camions de pompiers étaient passés, sirènes hurlantes. Le téléphone avait sonné. Annick était partie en trombe.

Elle est revenue portant dans ses bras un garçon noir qui se débattait en criant.

Elle l’a assis sur une chaise dans la cuisine. Il s’est immobilisé d’un coup. Il regardait la table. J’ai dit bonjour. Il ne m’a pas répondu.

    — Il s’appelle Simon. Il a 8 ans. Il n’a plus personne.

J’ai posé ma main sur la sienne. J’étais certaine qu’il la retirerait, mais non. J’ai dit :

    — Je m’appelle Mia. Je viens de là-bas, moi aussi.

Il a levé vers moi de grands yeux bruns et m’a répondu :

    — Je veux y retourner.

Il a enfoui la tête dans le creux de ses bras. Annick a caressé son dos. Il a fini par s’endormir comme ça, à bout de larmes. Nous l’avons porté dans ma chambre et couché dans le lit. Je me suis assise à côté, sur une chaise, et j’ai attendu.

*

Annick a lancé les démarches d’adoption au terme desquelles Simon est officiellement entré dans notre famille. Quelques mois après, on a évacué et démoli ce qu’il restait de la zone. On l’a transformée en un immense disque de verdure avec étangs artificiels, serres, zoo : le parc de la Paix, où il vient d’être trouvé mort trente-trois ans plus tard.

*

Il est de l’autre côté de la baie vitrée. Une préposée a baissé le drap pour que je le voie. On aperçoit son torse, ses épaules nerveuses et musclées, ses pectoraux, son cou, sa pomme d’Adam et sa chevelure en petits serpents tortueux sur son crâne, la touffe blanche sur sa tempe droite. Sa peau a pris une teinte grisâtre. Ses lèvres sont fendillées. Ses paupières sont fermées.

À un moment, la préposée, voulant le contourner, heurte le brancard de sa hanche. Un bras, grossièrement sectionné au niveau du poignet, s’échappe du drap. Des bouts d’os en dépassent. « Cubi-tus raaa-dius caaa-rpiens méta-carpiens! » récité-je intérieurement malgré moi, repensant aux os du bras d’Oscar, le squelette de démonstration des cours de biologie de M. Rodriguez. La main plaquée sur ma bouche, je hoche la tête pour indiquer que c’est bien lui.

La préposée remet le bras à sa place et remonte le drap sur le visage. On me guide vers la porte. Il faut signer des documents. On cherche ses mains dans le parc et ses environs. Elles peuvent être n’importe où. Il est possible qu’on ne les retrouve jamais.

*

Le secondaire et le primaire de notre école de quartier étaient dans deux bâtiments adjacents et partageaient une grande cour de récré. J’étais en première année de secondaire. Après quelques examens d’évaluation, Simon a été inscrit en troisième du primaire. Il avait du retard sur les enfants de son âge. Je m’inquiétais de ce que ce déclassement lui vaudrait comme épreuves. Je ne me trompais pas. Il a dû lutter pendant toute sa scolarité. Mais, on le sait aujourd’hui, il est devenu la preuve vivante qu’un « parcours scolaire atypique » n’empêche pas de devenir un grand journaliste, un grand écrivain… et une grande gueule qui dit ce qu’elle a à dire impeccablement, le tout dans deux langues, messieurs, dames.

Il a fallu lui aménager une chambre. Annick lui a cédé la sienne et a installé dans le bureau son lit entouré de paravents de bambou.

Il a fallu l’apprivoiser. Au début, il regardait à terre quand on lui parlait. Je savais par Annick que j’avais fait pareil lorsqu’elle m’avait recueillie, neuf ans plus tôt. J’avais 3 ans quand mon père a assassiné ma mère. Quelques jours après, il a été retrouvé mort dans un village voisin, assis sur un banc public devant la mairie, une balle dans la tempe. On a dit qu’il avait frayé avec des trafiquants de drogue, que ça avait mal tourné, que ma mère l’avait su, avait menacé de le dénoncer ou de s’enfuir avec moi. On a dit qu’il avait pété les plombs et l’avait tuée avant d’être lui-même rattrapé par ses dangereux associés.

J’ai peu de souvenirs de ce temps. Quelques odeurs, une atmosphère lourde dans un appartement perclus de moisissure, des moments de complicité dont je ne sais s’ils sont des fabrications.

J’ai posé sur ma commode la seule photo qu’il me reste de maman, prise lors d’un pique-nique. On la voit de côté, assise par terre, cigarette au bec, un foulard fleuri aux couleurs vives enroulé serré comme un turban autour de la tête. Les yeux baissés, elle sourit, à elle-même, à personne, à une pensée secrète… ou peut-être à moi qui joue dans l’herbe, hors champ, qui sait?

*

À l’époque où Annick a accueilli Simon, on avait déjà partiellement vidé la zone à coups de mesures municipales et d’expropriations. Les quelques résistants qui s’accrochaient seraient bientôt délocalisés et tout serait détruit. Le maire d’arrondissement de l’époque, Gérald Bonnefoy, s’était engagé à mettre fin à « l’apartheid social ». Son fils, Hugues Bonnefoy, a été un temps l’ami d’Annick. Il l’accompagnait lors de ses visites, plein de naïveté et de bonnes intentions, pour donner de son temps à ceux dont personne ne voulait entendre parler. Il se doutait comme elle que son père n’en avait rien à faire, des malheureux de la zone, et qu’il avait surtout l’intention de faire disparaître tous ces indésirables du centre de son arrondissement, de faire reculer la misère vers l’extérieur de la ville.

Annick et Hugues s’étaient connus à l’université, au département des sciences sociales. Elle devait travailler pour payer ses études. Lui venait aux cours en décapotable et, quand il s’asseyait dans le grand amphithéâtre, on aurait dit qu’il venait étaler son indolence. Annick avait donné à Hugues un peu de ce qui lui manquait, de ce qu’il cherchait, quelque chose pour gommer sa culpabilité de fils de riches, et le sortir de ce qu’il voyait comme sa vie dorée et qui l’étouffait. Elle était la seule personne à qui il pouvait ouvrir son cœur et qui ne lui reprocherait pas d’être bien né – en effet, ça, il n’y était pour rien.

Puis un jour, Annick a démissionné de la MVS. C’était juste avant la fin, qu’elle n’avait pas pu empêcher. On nous a demandé de libérer notre appartement de fonction. Hugues est devenu conseiller municipal dans le parti paternel. Annick a trouvé un emploi dans un centre d’aide aux femmes de notre nouveau quartier, dans le même arrondissement, tout près de là où j’habite maintenant. Depuis notre balcon je ne voyais plus la zone, et j’avais l’impression qu’on venait de sectionner mon cordon ombilical. J’ai fini par m’y faire.

Aujourd’hui, Bonnefoy père sucre les fraises et Bonnefoy fils est lui-même devenu notre maire d’arrondissement, à la faveur de la bonne vieille reproduction sociale et des manipulations politiciennes paternelles.

Il a réintégré sa vie dorée.

*

Wayne Grass m’a écrit en trois jours plus de messages qu’il le fait habituellement en trois mois. Il cherche le carnet dans lequel se trouverait l’ultime projet de Simon. Il veut que je l’aide. Ce carnet renfermerait son tout premier texte autobiographique. Ainsi ses fans pourraient lire une dernière fois la prose de leur idole, en plus d’enfin entrer dans son intimité. Simon démasquait, dévoilait… mais ne voulait rien révéler de lui-même. Il savait se glisser dans la peau de ses sujets, même les plus inhumains, mais toujours en s’effaçant. Les lecteurs étaient nombreux à l’adorer, ou à détester suffisamment sa façon de reconnaître aux « monstres » leur part d’humanité, pour vouloir le lire. Aujourd’hui ils réclament quelque chose à se mettre sous la dent, et Grass voudrait le leur offrir.

J’ai fini par répondre par courriel (pas question de lui parler de vive voix).

         Il ne m’a jamais parlé de ce carnet. Sorry.

         Sincèrement,

                                  Mia

Je ferme le portable. Une odeur flotte dans le couloir, que je reconnais et dont je sais que je ne peux que l’imaginer.

*

Ne me demandez pas pourquoi je repense à ça. Simon et moi sur le chemin de l’école. J’entends les modulations de sa petite voix rauque comme s’il était là, à côté de moi. Ses questions en chapelets.

— C’était quoi ton adresse? Tu te souviens de quoi? Tu te souviens un peu de ta mère? Tu détestes ton père? Est-ce que tu vas avoir des enfants un jour quand même?

J’aurai une fille, lui aurais-je répondu si on pouvait savoir d’avance ce qui causera notre chute. Mais les Services à l’enfance me la retireront deux semaines avant qu’on te trouve mort, assassiné. Ces deux semaines auront été parmi les pires de ma vie parce que j’aurai tenté de te joindre pour que tu m’aides à récupérer la petite, et que tu n’auras répondu à aucun de mes appels. Et que, dès les premières heures sans ma fille et sans réponse de toi, j’aurai commencé à m’enfoncer dans la peur absolue. L’avenir me donnera raison d’avoir craint le pire.

 

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